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REPONSES  AUX  CRITIQUES  RADICALES  DES  POLITIQUES  D'INSERTION 1

 

RESUME

  Nous adopterons ici une acception extensive des politiques de l'emploi et de l'insertion professionnelle, qui ne se limitent  pas à des  actions au sein de la seule sphère des chômeurs et de précaires, mais intègrent des interventions sur les facteurs de l'exclusion. Ces politiques comprennent donc, d'une part, un ensemble de services aux chômeurs (formation, suivi social, mesures pour l'emploi et l'insertion, bilan de compétence, etc.), et, d'autre part, des interventions à caractères structurel (organisation-réduction du temps de travail, logiques productives, etc.), susceptibles de favoriser par des actions directes, l'intégration professionnelle des chômeurs ou des précaires les moins qualifiés.

  On rencontre trois types d'objections radicales, qui, à des degrés divers, mettent en cause le bien-fondé même des politiques d'insertion : par les partisans du « tout macroéconomique », par les partisans d'une alternative à l'intégration au sein du « travail-emploi », et par les partisans d'une redéfinition du statut professionnel lié à l'emploi (statut du travailleur).

Parmi les partisans du « tout macroéconomique », le courant néo-classique (Béatrice Magnoni) milite pour une baisse des charges sociales et du coût du travail, et même, pour  un transfert des sommes consacrées aux politiques d'insertion vers le financement des cotisations sociales. Or, les évaluations montrent qu'une telle approche purement macroéconomique, s'accompagnerait d'une hausse du chômage (les emplois éventuellement créés, sans actions sur les lois du marché, ne profitant pas aux chômeurs peu qualifiés).

 Par ailleurs, la problématique keynésienne accepte certes une certaine régulation du marché du travail en direction de la création d'emplois ; mais, elle ne répond pas non plus à l'exigence de justice sociale, qu'est l'affectation d'une partie des emplois éventuellement créés aux chômeurs les plus en difficulté. A certaines périodes (fin des années 1980, fin des années 1990), on a même vu coexister une forte croissance de l'emploi, d'une part, et un durcissement du chômage d'exclusion, d'autre part.

 Les politiques de régulation directe et ajustée du marché du travail, telles que les politiques d'insertion, sont donc nécessaires pour affronter les problèmes structurels de chômage et d'exclusion.

 Les partisans d'une alternative à l'insertion professionnelle souhaitent restreindre la place du travail contraint dans notre modèle de société. Les promoteurs de l' « économie solidaire », notamment, partent d'un double constat : d'une part, l'existence d'un affaiblissement notable des perspectives de socialisation au sein du « travail-emploi », d'autre part, l'existence de nombreux besoins non satisfaits, dans les domaines multiples (aides aux personnes dépendantes, animation-sécurité urbaine, action sur l'environnement, services de proximité, etc.). En réponse à ces évolutions, l'économie solidaire se propose de développer des domaines d'activités et d'emplois, à partir d'une hybridation de trois logiques de production habituellement séparées : les logiques marchandes, non marchandes et non monétaires (bénévolat). (Jean Louis Laville, Bernard Eme).

  La pertinence et la validité de la démarche de l'économie solidaire sont indiscutables et ont déjà fait leurs preuves. Mais constitue-t-elle une alternative crédible aux politiques d'insertion professionnelle ? A supposer que les exclus de l'emploi ordinaire soient à même de s'intégrer au sein de l'économie solidaire, ces derniers, en l'absence d'une aide à l'accès à l'emploi ordinaire, seraient assignés à l' «emploi solidaire» sans un minimum de liberté de choix,  ce qui n'est ni juste, ni efficace en termes d'intégration stabilisée.

  Les tenants d'une redéfinition du statut professionnel reprochent aux politiques d'emploi et d'insertion de favoriser une certaine stigmatisation des chômeurs et précaires en insertion

 (A. Supiot). Ils se proposent en conséquences, de redonner à tous les travailleurs - pas seulement aux chômeurs et aux précaires -, des opportunités nouvelles. A cette fin, ils élaborent  une nouvelle figure du travailleur et des droits sociaux afférents ; en intégrant au sein de la notion de travail, au delà de l'emploi ordinaire, toutes les activités qui relèvent du service à la société, d'une part, et sont soumises à une certaine obligation vis-à-vis d'autrui, d'autre part : éducation des enfants, entraide familiale et sociale, formation de soi-même (utile à la société), etc. 

 Ce type de démarche tout à fait nécessaire - qui vise à adapter notre système de droits sociaux aux nouvelles exigences de conciliation entre souplesse du marché du travail et préservation des garanties sociales des travailleurs - n'économise cependant pas le « travail d'insertion », au contraire. D'abord, ces politiques d'insertion ne sont pas par nature stigmatisantes, circonscrites au sein de la seule sphère des chômeurs et des précaires. Dans le cadre de notre définition extensive, en effet, l'insertion intègre les interventions structurelles sur les logiques productives en entreprise, agissant sur les causes de l'exclusion. Ensuite, toute évolution générale du statut du travailleur qui ne s'accompagnerait pas de politiques de discrimination positive en termes d'intégration professionnelle des chômeurs, serait injuste, en créant des opportunités nouvelles qui profiteraient surtout aux travailleurs déjà bien intégrés.

 

REPONSES  AUX  CRITIQUES  RADICALES  DES  POLITIQUES  D'INSERTION

 

Finalité et champ d'application des politiques d'insertion

 

  L'un des problèmes majeurs, relatifs à l'appréciation des effets d'une politique de l'insertion, tient à la multiplication des objectifs assignés. Or, si l'on se réfère aux principes et aux critères de justice de Rawls, il se dégage une finalités prioritaire à assigner à cette politique : celle de l'inscription des personnes en difficulté d'intégration - les moins qualifiées principalement 2 - au sein du système de coopération sociale par le travail. Autrement dit, parmi un ensemble d'objectifs le plus souvent non hiérarchisés - augmentation du volume d'emploi, amélioration de la qualification professionnelle et/ou sociale, réduction globale du chômage, et, l'intégration professionnelle et sociale du groupe le plus désavantagé (le groupe des moins qualifiés) -,  les principes de justice imposent une priorité indiscutable à ce dernier objectif. En conséquence, une politique générale d'insertion ne peut donner lieu à une appréciation positive, quel que soit par ailleurs le degré d'accomplissement des autres objectifs, si elle n'enclenche pas de progrès décisifs au plan de l'intégration des moins qualifiés. Ce qui implique par exemple, qu'une situation caractérisée par un volume de chômage relativement élevé, mais de courte durée et n'affectant pas spécialement les moins qualifiés, est préférable, au regard de ces principes de justice, à celle de moindre ampleur du chômage, si celui-ci, de plus longue durée, affecte massivement les populations les moins dotées en qualification. De même, une organisation économique favorisant le partage du travail est plus juste qu'une organisation plus performante en termes de croissance et de création d'emplois, mais plus génératrice de chômage, même de courte durée.

 

  La détermination plus précise d'une finalité de premier rang à l'intégration des moins qualifiés dans le système de coopération par le travail, n'implique nullement que les politiques doivent être circonscrites, ou « ciblées » comme on dit, au sein d'une sphère de services adressées exclusivement aux personnes en difficulté d'intégration. L'esprit des principes de justice au contraire, incite à des modifications structurelles affectant certains pans de l'organisation de la société,  prioritairement de l'économie et du travail. C'est pourquoi, contrairement à un usage répandu définissant les politiques d'insertion dans un sens restrictif

- comme une combinaison entre des mesures d'aide à l'emploi et des actions sociales d'appoint - nous utiliserons une définition beaucoup plus extensive du champ de compétence de ces politiques. A notre sens en effet, ces politiques comprennent l'ensemble des formes d'intervention - services aux personnes, interventions à caractère structurel, dispositifs de coopération -, susceptibles de favoriser l'intégration des personnes en difficulté au sein du système de coopération  par le travail. Cette définition englobe donc, au delà des mesures correspondant à des services aux personnes, des politiques plus structurelles touchant par exemple à la réduction du temps de travail, à l'organisation du travail ou de la production. Plus généralement, tout instrument mobilisable pour une régulation active et locale en faveur de l'intégration économique et sociale des personnes en difficulté, se rapporte aux politiques d'insertion. 

 

  Mais, ces politiques de régulations directes ne sont-elles pas inutiles, voire néfastes au regard des facteurs les plus déterminants de la cohésion sociale, qui se situeraient à un niveau beaucoup plus fondamental du fonctionnement de la société ? A l'appui de cette interrogation, trois types d'objections de nature différente sont adressées aux politiques d'insertion par les partisans respectivement, du primat de la régulation macroéconomique, du primat des alternatives à la centralité du travail, ou du primat d'un changement dans la définition du statut professionnel. Un quatrième type d'objection enfin, sans remettre en cause l'utilité de ces politiques, met l'accent sur les dérives et les détournements de leur priorité première en faveur de l'intégration économique et sociale des personnes les plus en difficulté.

 

Le primat de la macroéconomie : l'efficacité comme préalable à la justice ?

 

  Partant d'une critique des politiques actuelles de l'emploi et de l'insertion au regard du seul objectif de l'efficacité économique qu'elles seraient censées satisfaire, certains économistes mettent en cause le bien fondé même de ces politiques. Le point de vue développé par  Béatrice Magnoni d'Intignano et analysé par Denis Clerc, offre une bonne synthèse des arguments privilégiant l'efficacité macroéconomique et néoclassique face à des modes directs de régulation considérés comme parasites 3. Pour cette économiste en effet, les dispositifs d'intervention directe sur le marché du travail n'ont servi qu'à contenir la croissance et la création d'emplois. Se basant sur une évaluation des effets macroéconomiques des politiques de l'emploi réalisée par le ministère du travail, B. Magnoni d'Intignano en conclut que l'économie réalisée par leur suppression, mobilisable pour une baisse des cotisations sociales, induirait une croissance et un volume d'emplois plus élevés. Nous ne discuterons pas ici de la validité des thèses d'essence néoclassique, de leur traduction opératoire sous l'angle de la baisse du coût du travail notamment, au plan de leur efficacité en termes de création d'emplois. Soulignons que, comme il ressort de l'analyse de Denis Clerc, cette efficacité est elle-même fortement controversée, que ce soit pour des raisons théoriques (pour les économistes keynésiens on le sait, c'est la question des débouchés de la production qui est déterminante et non celle du coût des facteurs de production), ou pour des raisons plus empiriques (suite aux nombreuses exonérations de charges déjà existantes, l'observation n'a pas enregistré de dynamique particulière d'embauche). Mais, à supposer même qu'une mesure de baisse des cotisations sociales d'un montant global équivalent au volume des dépenses consacrées aux politiques d'insertion soit efficace en termes de créations nettes d'emploi, ce qui nous importe prioritairement, ce sont les effets en termes de justice sociale, concernant l'intégration des moins qualifiés.

  Or, l'étude précitée du ministère du travail, distingue bien dans les impacts macroéconomiques des politiques de l'emploi et de l'insertion, ceux qui relèvent de l'efficacité économique - repérés par des indicateurs de taux de croissance et de taux d'emploi créés -, et ceux privilégiant la justice sociale, exprimée par un indicateur de taux de chômage. La conclusion de l'étude est la suivante, pour la période 1976 - 1994 : « Si à la place de la politique de l'emploi, on avait diminué (ou moins augmenté) les cotisations sociales, le niveau du PIB serait supérieur de 7,2% à son niveau effectif en 1994 et 900.000 emplois marchands environ auraient pu être créés. Mais ,en même temps, le niveau du chômage serait également supérieur de 140.000. Ainsi, il n'y avait pas de véritable alternative à la politique mise en œuvre si l'objectif fixé était bien de limiter la hausse du chômage dans un contexte macroéconomique donné. » 4 Ce que nous retenons ici, ce n'est pas la conclusion de cette étude de simulation, par nature simplificatrice ; mais la démonstration afférente d'une distinction indispensable à opérer entre création globale de richesse et d'emploi, d'une part, du ressort principalement de l'intervention macroéconomique, et satisfaction à une exigence de justice sociale d'autre part, qui appelle des formes plus directes de régulation, dont les politiques actuelles d'emploi et d'insertion sont l'une des expressions possibles. Cette étude par ailleurs, établissant une divergence avérée entre efficacité économique et justice sociale, prouve en même temps que la première ne saurait être un préalable à la réalisation de la seconde. On peut procéder ici à une analogie entre le primat de l'efficacité macroéconomique et les principes utilitaristes imposant la richesse collective comme critère hégémonique pour l'orientation de l'intervention publique, quelles qu'en soient les conséquences sur la situation socio-économique des plus défavorisés notamment. Si l'on se réfère aux principes rawlsiens qui s'opposent à une conception utilitariste de la justice, les questions d'exclusion, de chômage et de précarité ne peuvent se traiter après coup, une fois l'efficacité économique maximisée.

  Mais dira-t-on, l'autre référence, d'essence keynésienne, à la régulation macroéconomique s'attache au contraire à mieux articuler l'efficacité et la justice, fondant la relance de l'économie sur l'accroissement de la consommation, donc sur la progression des salaires et de la dépense publique notamment. En effet, les politiques de rigueur d'esprit néoclassique ont favorisé un déséquilibre du partage de la valeur ajoutée au détriment des salariés, dans les années 1980 et 1990 (et favorable au capital financier au détriment du capital industriel, au sein de la sphère du profit). Remarquant que, dans le partage salaires-profits, la part des salaires avait baissé de 13% en 1995 par rapport à son niveau des années 1960, Jean Paul Fitoussi conclut : « C'est comme si les revenus non-salariaux s'étaient partagés les salaires des chômeurs et avaient perçu, à la place des salariés, les augmentations de salaires auxquels ceux-ci renonçaient. » 5 D'une façon plus générale, l'explication proposée par cet auteur sur le rôle des politiques économiques de rigueur dans la montée et la pérennisation du chômage de masse est tout à fait convaincante : accroissement exorbitant du niveau des taux d'intérêts entraînant une préférence pour le court terme ; augmentation du pouvoir des détenteurs du capital financier au détriment du capital industriel et, bien sûr, des salariés ; restriction de la masse salariale par la limitation des recrutements pour restaurer une profitabilité d'entreprise, les marges de manœuvre sur la baisse des salaires réels étant plus restreintes. On peut donc suivre Jean Paul Fitoussi lorsqu'il propose de lier l'efficacité économique et la correction de ce partage inégalitaire, et d'accroître la part de keynésianisme dans la régulation macroéconomique 6. Mais, à supposer  comme précédemment que l'efficacité d'un redressement « keynésien » et maîtrisé de la régulation macroéconomique  soit avérée dans le contexte actuel d'une économie plus ouverte, les formes plus directe de régulation du marché du travail deviennent-elles inutiles, voire contre performantes ? C'est ce que pensent certains auteurs keynésiens comme Hoang Ngoc Liêm, celui-ci assimilant il est vrai les politiques d'emploi et d'insertion, à des politiques ciblées d'abaissement du coût du travail 7.

  Or, si la création d'emplois impulsée par une politique macroéconomique volontariste et maîtrisée produit des conditions favorables à la satisfaction des critères de justice, ces conditions sont loin d'être suffisantes. Le regain de croissance de la fin des années 1980 par exemple, accompagné d'une forte augmentation du volume de l'emploi, a eu très peu d'impact sur la résorption de la précarité, du chômage et surtout de l'exclusion 8. Sur de nombreux sites en outre, les situations de pénurie de main d'œuvre coexistaient alors avec des situations d'offre de travail inemployé, l'ajustement ne se réalisant que très imparfaitement. Nous avons exposé dans la première partie de l'ouvrage l'une des raisons principales, à la base de cette contradiction, à savoir la rigidité « fordiste » des conceptions de l'organisation du travail, surtout pour les postes susceptibles d'accueillir les moins qualifiés. Ainsi, Denis Fougère et Francis Kramarz insistent-t-ils sur les rigidités de fonctionnement du marché du travail, sur les mécanismes de sélection des entreprises, dans leur analyse sur la configuration du chômage : « Le constat généralisé de la récurrence et de la longue durée des périodes de chômage conduisent à placer au centre de l'analyse les mécanismes de sélection mis en œuvre par les entreprises aux différents moments de la relation d'emploi : embauche, pérennisation, promotion. Ignorer ces processus de sélection, leur ampleur et leurs conséquences, empêche certainement de comprendre le fonctionnement du marché du travail français. » 9 La création d'emplois ne suffit donc pas à engager le processus de justice sociale. Il existe plusieurs étapes  - réduction du chômage, réduction de la précarité, réduction de l'exclusion, qualité du mode d'intégration - qui ne peuvent être franchies par le seul jeu du marché pour satisfaire à une orientation de justice sociale. En effet, l'avènement d'une situation où coexistent, création d'emplois et réduction du temps de travail d'une part , chômage de masse et exclusion d'autre part, est parfaitement envisageable, si les mécanismes structurels de sélectivité de la main d'œuvre évoqués ci-dessus se perpétuent. C'est sur ce plan que des interventions  plus directes de régulation peuvent fournir un apport irremplaçable, en favorisant les processus d'intégration répondant au mieux aux critères de justice partagés. A la condition bien sûr, que l'orientation des politiques d'insertion soit compatible avec la nature réelle des problèmes structurels, des mécanismes de sélection et d'exclusion, à affronter. Nous reprendrons cette question après avoir examiné les autres objections à l'encontre des politiques d'insertion.

 

Restreindre la place occupée par le travail contraint ?

 

  De nombreux auteurs remettent en cause l'objectif central, d'intégration à l'emploi, assigné aux politiques d'insertion, en portant la critique sur le modèle de société qu'il conforte, centré sur la production et le travail contraint.

  L'un des arguments le plus répandu à l'encontre d'une société gouvernée par le travail-emploi se base sur un constat empirique exprimé avec la force de l'évidence, d'un progrès technique produisant de la richesse avec de moins en moins de travail. C'est par exemple la thèse centrale de l'ouvrage célèbre de Jérémie Rifkin sur «  La fin du travail » 10, qui prophétise à partir d'un grand nombre d'études de cas concrets, sur les avancées technologiques foudroyantes entraînant une réduction drastique des emplois dans les secteurs marchands et publics dans le monde entier. Les auteurs en accord avec cette perspective insistent donc sur la contradiction entre une orientation des politiques incitant à l'emploi, alors que celui-ci serait appelé à voir son rôle se restreindre substantiellement.

  Comme le démontre Denis Clerc 11, cette thèse ne résiste ni à l'observation des faits ni à l'analyse. Au plan des faits d'abord, nous avons déjà vu que le volume mondial d'emploi est en progression constante (voir chapitre 1). En France même, dans la période de régression de la croissance économique, entre 1973 et 1998, le volume d'emplois s'est accru de 1,5 millions (et le volume d'emplois salariés a augmenté de 3 millions, alors que celui de l'emploi indépendant s'est réduit de 1,5 millions). Au total, on constate donc sur longue période une hausse non négligeable du volume global de l'emploi, même si elle s'est avérée insuffisante face à la progression exceptionnelle de la population active en France durant cette période 12. L'observation des faits en France et sur longue période, contredit donc la thèse de la réduction de l'emploi nécessaire au fonctionnement économique et social.

  Au plan de l'analyse ensuite, l'erreur de perspective explique Denis Clerc, consiste à généraliser des processus de disparition d'emplois dans certains secteurs, l'automobile par exemple, sans prendre en compte les mécanismes de « déversements », de relance de l'activité dans les secteurs les plus variés - vêtements de luxe, audiovisuel, immobilier etc.-, suscités par les gains de productivité et les suppléments de pouvoir d'achat corrélatifs distribués. Au plan macroéconomique, ce phénomène de « déversement » explique donc l'existence des créations d'emplois constatées. Cela, même si, c'est là que réside le problème véritable, l'opération de transformation des gains de productivité en activités nouvelles par le jeu du marché  ne satisfait ni aux exigences du bien commun ni aux critères de justice sociale : d'une part, en effet, en période de croissance faible, les ressources sont rares pour financer les emplois socialement les plus utiles, dans le tertiaire « relationnel » notamment, répondant aux besoins en matière de santé, d'éducation, de culture, d'animation urbaine ou de prévention de la délinquance ; d'autre part, surtout, les personnes les moins qualifiées se voient écartées de l'accès aux emplois requis par les nouveau secteurs en développement. 

 

  Aussi, une deuxième série de critiques à l'encontre du « tout-emploi », se fonde-t-elle sur la mutation imprimée par la nouvelle génération technologique aux caractéristiques du système productif : le cœur de la performance globale est désormais conditionné par les registres de la connaissance, de la compétence, de l'aptitude relationnelle, ce qui marginalise les tâches peu qualifiées, vestiges d'une organisation industrielle et rationnelle de la production. L'une des conséquences de ce changement de nature de l'emploi, selon certains auteurs, est que le travail-emploi ne peut plus prétendre assurer seul les différentes fonctions - de reconnaissance sociale, de structuration des rapports sociaux, d'accomplissement personnel - qui lui étaient traditionnellement assignées. En effet, pour Bernard Perret par exemple, cette évolution qualitative des exigences requises par l'activité professionnelle est intrinsèquement génératrice d'inégalités sociales et d'exclusion, faisant perdre ainsi au travail sa faculté d'intégration à vocation universelle 13. Mais cette mutation du travail également, prend la forme d'une tertiarisation de la production, au sens où la relation de service interindividuelle prend une importance accrue au sein même de la production industrialisée. Il en résulte selon Bernard Perret, que les frontières entre les différentes formes de l'agir humain - entre la production dominée par la relation homme /nature et l'action régie par la relation interpersonnelle -  sont appelées à s'estomper. Ce constat peut déboucher sur une redéfinition des conditions de l'intégration sociale, en cherchant hors de la sphère professionnelle entendue au sens strict, des formes d'activité susceptibles de jouer un rôle de socialisation et de mode de reconnaissance des individus.

  L'une des approches, à la fois féconde et ambitieuse, en réponse à la crise de l'intégration sociale par le travail, se définit par la notion d'économie solidaire. Il s'agit comme l'explique Jean Louis Laville d'inscrire la question de l'emploi dans le cadre d'une démarche plus globale où le type d'activité à développer serait conditionné prioritairement par la réponse à des besoins sociaux non satisfaits dans les domaines de l'aide aux personnes  âgées, de la garde d'enfants, de l'animation culturelle, de la régulation sociale urbaine, etc. ;  où le travail s'effectuerait solidairement au sein de collectifs animés par le souci du sens à imprimer aux prestations produites. L'économie solidaire se propose donc « d'internaliser le souci de solidarité », de réunifier les différentes facettes éclatées de l'intégration par le travail socialement utile : du lien social dans la production et par la production, de la démocratie locale nécessaire à la définition des activités à soumettre au soutien actif de la puissance publique. L'économie solidaire précise Jean Louis Laville, serait ainsi appelée à constituer l'une des dimensions de l'économie moderne :  « Plus qu'un secteur qui viendrait se juxtaposer aux autres, elle réalise une hybridation des trois économies, marchande, non marchande et non monétaire, à partir de dynamiques de projet. Par ce biais, elle dépasse aussi la conception d'une économie séparée du social et du politique et propose en fait une recomposition des rapports entre économique, social et politique. » 14 Précisons en outre que l'on ne peut suspecter l'économie solidaire d'être le produit d'une démarche intellectuelle certes généreuse, mais purement spéculative, son assise étant fondée sur des dizaines de milliers d'expériences à travers le monde dans les différents domaines d'activité précités 15. Ses partisans enfin, ne souhaitent nullement faire de l'économie solidaire un espace économique d'intégration alternatif à l'économie marchande ordinaire. L'orientation se veut complémentaire, au contraire, à une ouverture à tout un chacun des possibilités d'intégration au sein du système productif ; en agissant, par la réduction du temps de travail notamment, dans le sens d'une moindre sélectivité du marché du travail. Il s'agit toutefois d'élargir la perspective des réponses possibles aux besoins sociaux insatisfaits et aux potentialités d'intégration par le travail, par la promotion d'une économie plurielle dont l'économie solidaire serait l'une des composantes. Celle-ci échappe donc à la critique généralement adressée aux projets qui se posent en alternative à l'intégration au sein de l'économie ordinaire, de favoriser la pérennisation d'une citoyenneté de seconde zone, en concentrant les individus rejetés du secteur dominant d'intégration dans un secteur bénéficiant d'une moindre légitimité. 

  La pertinence de l'économie solidaire comme démarche féconde, socialement mobilisatrice et économiquement adaptée à la satisfaction de nombreux besoins délaissés par l'économie ordinaire mérite à coup sûr d'être testée à l'appui de l'intervention publique. Ce qui paraît plus discutable en revanche, c'est le rôle que semble lui conférer certains de ses partisans

- parmi les opérateurs et les praticiens de l'insertion notamment -  en tant que solution à la crise de l'intégration par le travail. Plus précisément, le développement combiné d'une économie solidaire et d'une politique de réduction du temps de travail suffit-il à répondre à cette crise ? permet-il de « court- circuiter » toute politique d'intégration professionnelle, de régulation directe en direction du marché du travail ? Notons en premier lieu que l'ambition rénovatrice de la démarche de l'économie solidaire, si elle peut préfigurer des formes plus autonomes du travail - une plus grande maîtrise par chacun du processus de production, un lien plus clair avec la destination du travail à accomplir - peut s'avérer plutôt déstabilisatrice, de par la précarité liée à son caractère expérimental, pour des personnes en difficulté d'intégration. Rappelons qu'il ne s'agit rien moins que de privilégier la valeur d'usage d'un produit sur sa valeur d'échange marchand, de réconcilier le travail concret (effectivement effectué) et le travail abstrait (le travailleur gardant une certaine maîtrise sur le produit de son travail, contrairement au système marchand, siège du caractère impersonnel de la marchandise). On retrouve ici un noyau central du renversement de perspective préconisé par Marx, à la différence notable toutefois que pour ce dernier, les règles capitalistes constituaient un obstacle infranchissable pour l'avènement d'une conception nouvelle du travail qu'il jugeait bénéfique pour le travailleur comme pour la société toute entière. Cela n'implique pas pour nous qu'il faille attendre un « grand soir », pour expérimenter de nouvelles formes de travail porteuses d'autonomie et de sens. Mais la référence à l'analyse marxiste garde toute sa force en la matière, révélant les difficultés à réaliser de tels bouleversements dans les conceptions du travail, au sein d'un ordre capitaliste structurellement contradictoire avec de telles mutations. En tout état de cause, la crédibilité et la stabilité des nouvelles conceptions incarnées par l'économie solidaire, au delà des expériences même nombreuses, restent à démontrer ; ce qui limite leur rôle comme base d'intégration à grande échelle des personnes en difficulté. Jean Louis Laville d'ailleurs se refuse, à juste titre, à envisager une coupure entre un secteur solidaire réservé aux chômeurs et une économie ordinaire gouvernée par la seule rentabilité. Il s'agit dans son esprit de « faire au contraire que chacun puisse dans sa vie sociale participer à différentes activités qui soient conçues comme complémentaires. » 16 Il en résulte que les chômeurs, les précaires, et les « exclus », doivent pouvoir accéder à la sphère de l'économie marchande pour participer pleinement à l'économie plurielle que l'auteur appelle de ses vœux. Mais Jean Louis Laville semble régler toutefois un peu rapidement cette question, en supposant que la réduction du temps de travail permettrait de supprimer les barrières de l'accès à l'emploi banalisé. Comme nous l'avons dit à plusieurs reprises en effet, l'accroissement du volume de l'emploi, l'existence même de besoins de main d'œuvre, ne sauraient suffire à enrayer les processus d'exclusion dans la configuration française du fonctionnement du marché du travail. D'où l'importance des interventions publiques plus directes dans la régulation du marché du travail, afin de rétablir des conditions favorables à l'ajustement entre qualifications requises et qualifications existantes. Afin également, de contrecarrer les processus sélectifs inhérents à cette organisation du marché. C'est dans cette perspective qu'il faut situer la fonction des politiques d'insertion.

 

  Pour d'autres auteurs enfin, au delà du travail-emploi, c'est l'importance accordée au travail lui-même qui est à revoir et ce, qu'elle que soit la forme adoptée : emploi salarié ou multivarié, activité socialement utile, activité sous régime de l'économie solidaire etc. L'analyse inspiratrice des politiques de l'emploi écrit par exemple Dominique Méda, prétend que « le travail étant le facteur essentiel du lien social, le centre du contrat social, en même temps que la manière donnée à chaque individu de se réaliser, il nous faudrait d'urgence étendre le champ du travail, trouver de nouvelles activités susceptibles de prendre la forme du travail. Telle est l'idée du travail qui inspire discours et politiques, comme si le travail était une essence aux attributs déterminés, ayant perduré identiquement à travers les siècles. » 17 Or soutient l'auteur, une telle conception, d'organisation de la société autour du travail productif, ne fait que perpétrer une vision réductrice de l'expression de la personnalité humaine, caractéristique d'une idéologie de l'économisme qui sévit depuis deux siècles. Alors que le travail se révèle aujourd'hui incapable d'assumer toutes les fonctions qui lui sont dévolues - utilité et reconnaissance sociale, épanouissement individuel, lien social -, l'essentiel ne serait pas d'élargir la sphère de la production au détriment de celle de l'action, en en y intégrant toute activité réputée socialement utile. L'urgence au contraire serait de réhabiliter la multiplicité des formes possibles d'expression de la personne : activités artistiques, d'éducation, d'entraide social ou familiale ; relations amicales et amoureuses, etc. ; et de créer les conditions d'une solidarité plus directe que celle médiatisée par la contrainte du travail : par la promotion de l'action politique au sens fort, d'une mise en commun des paroles et des actes, selon la formulation d'Hannah Arendt. Certes, Dominique Méda reconnaît que le travail tel qu'il est, jouera pour un certain temps encore un rôle primordial d'intégration et de lien social ; qu'il convient en conséquence de veiller à ce que chaque individu ait accès à un emploi, dont la norme relative à la durée du travail serait fortement réduite. Mais l'intervention publique en la matière semble devoir être orientée principalement, dans la ligne d'Habermas, vers la construction d'un espace public de démocratisation de la délibération politique. L'auteur passe ainsi d'une critique justifiée des politiques d'emploi et d'insertion à des préconisations générales visant à susciter l'engouement pour la chose politique, dont le rapport avec l'actualité des problèmes concrets d'intégration est très indirect. Il ne s'agit pas de contester ici l'importance d'une autre conception de la politique, débarrassée de son « enfermement institutionnel » et largement ouverte à la véritable délibération démocratique ;  même s'il y a quelque naïveté à penser que cela pourrait advenir sous l'égide de l'Etat et sans établissement d'un rapport de force important dans ce sens. Quoiqu'il en soit, la question de la régulation directe à entreprendre en faveur de l'intégration des exclus au sein du système ordinaire de l'emploi, reste entière, quelles que soient les avancées en termes de démocratisation de la vie politique.    

  André Gorz pour sa part, prône une orientation répondant « à l'aspiration à une vie multiactive au sein de laquelle chacun puisse faire au travail sa place, au lieu que la vie ait à se contenter de la place que lui laissent les contraintes du travail » 18. Comme précédemment, il ne s'agit pas d'un simple aménagement de la société du travail, où le pluralisme se limiterait à la sphère des activités utiles. La vie multiactive envisagée par Gorz comprend au choix de chacun, des activités productives, des activités socialement utiles (entraide, bénévolat), ou des activités pour soi (formatives, créatives, conviviales) ; avec le souci toutefois, de favoriser la coopération et l'échange social. L'un des arguments les plus convaincants avancés par l'auteur en faveur d'une émancipation de la société du travail concerne le niveau d'intégration « hommes-machines-organisations » caractéristique de l'évolution actuelle, où la contribution propre de chacun n'est plus mesurable, le niveau global des connaissances - le general intellect - devenant la principale force productive. Il en résulte que la formule « à chacun selon son travail », perd une grande part de validité comme référence en matière de justice distributive. Plus généralement, c'est toute l'organisation de la société autour du travail productif qui est pour Gorz remise en cause, par l'influence décroissante du travail individualisé dans la production des richesses. Les conditions  semblent donc réunies pour engager la rupture dès à présent, promouvoir l'évolution vers une société de multiactivité, affranchie de l'emprise du capital. Gorz enfin, défend le principe d'un revenu social inconditionnel et suffisant pour vivre, attribué à toute personne durant son existence, comme condition première de réalisation d'une société véritablement multiactive. Inconditionnel, car toute contrepartie imposée à l'octroi d'un revenu de base - sous forme de travail dans un tiers secteur d'utilité sociale par exemple -, s'oppose à l'idée de désintéressement qui devrait gouverner l'investissement personnel dans ce type d'activité : l'idée d'un bénévolat obligatoire, pour lui,  est absurde !  Suffisant pour vivre, car le principe d'un revenu minimum de faible montant encouragerait non l'affranchissement mais la soumission au patronat, en obligeant à la recherche, donc à la propagation d'emplois précaires et/ou à temps partiels de complément.  Le caractère universel de l'allocation enfin, situe bien les enjeux des transformations attendues : une généralisation à l'ensemble de la population, et non aux seuls sans emplois, des possibilités d'arbitrage entre travail productif et activités choisies pour l'épanouissement personnel.

  Répondant par avance à la critique d'irréalisme qui caractériserait ses propositions, André Gorz précise que l'idée de la société multiactive, impulsée par l'allocation universelle inconditionnelle et suffisante notamment, est une perspective non réalisable à courte échéance. Mais que la mise au clair des conditions et de la signification  des bouleversements relatifs à l'avènement d'une société de plein accomplissement des individus permet de « développer des actions, des conflictualités, des pratiques qui actualisent ce sens en visant à s'emparer de ces mutations. » Contrairement à beaucoup d'analyses à prétention normative, la réalité d'une société traversée par le conflit n'est donc aucunement ignorée ici. Mais en raisonnant ainsi, à partir d'une représentation de société radicalement autre, Gorz se situe dans une démarche similaire à celle de Rawls, sans adopter toutefois les prémisses de la philosophie contractualiste. Dans les deux cas, il s'agit, sur la base d'une critique de l'ordre social existant, de définir les valeurs, les normes sociales, les conditions à satisfaire pour l'établissement de la bonne société : en privilégiant la dimension de justice sociale pour l'un, de l'épanouissement des individus au sein d'une vie multiactive pour l'autre. Or, nous avons vu que les principes rawlsiens offrent des points d'appui pour la définition des conditions d'accomplissement d'une société plus juste, à partir de la réalité de la société injuste. En est-il de même pour la démarche d'André Gorz ? Celle-ci, plus ambitieuse dans sa finalité que celle de Rawls, demande à l'intervention publique de promouvoir, au delà de la justice sociale, les conditions du plein développement individuel. Ce faisant, on peut se demander si elle ne sacrifie pas la justice au profit de la recherche d'un modèle d'affranchissement du travail. Si on pense en effet, qu'un esprit de justice sociale implique que les plus mal lotis soient comme les autres en capacité de choisir leur mode d'investissement dans les différentes formes d'activité - activités productives ou activités à but désintéressé -, il en résulte que l'élimination des obstacles à leur intégration au système productif est une condition déterminante pour toute évolution vers une société de plein épanouissement pour tous. Or, même si l'on suppose satisfaites les conditions apposées par André Gorz pour une redistribution du travail - la promotion d'un droit au travail intermittent assorti d'une garantie de revenu - celles-ci sont loin de suffire à assurer à tous des conditions équivalentes d'intégration. En l'absence de politiques actives de régulation en faveur de l'intégration des moins qualifiés dans le système productif en effet, ces derniers risquent fort d'être écartés de l'accès à l'emploi stable, qualifiant et à forte légitimité sociale. L'accroissement des possibilités d'accès à l'emploi n'est pas contradictoire, nous l'avons vu, avec la marginalisation d'une partie des actifs, au sein d'un système productif qui fait une part grandissante au travail intellectuel. « La solution danoise » - permettant à tout salarié de prendre un congé sabbatique payé, d'un an fractionnable, son poste étant occupé durant cette période par un chômeur rémunéré -, est  présentée par Gorz comme exemplaire dans le lien établi entre  le droit au travail et le droit au non-travail. Cet exemple appelle deux remarques principales quant à ses effets sur le pouvoir de choix d'intégration des chômeurs : cette mesure premièrement ne suffit pas à assurer une pleine possibilité d'intégration aux moins qualifiés. Aussi ne constitue-t-elle que l'un des instruments des politiques de l'emploi et d'insertion danoises, aux côtés des stages de formation, de l'accès à une insertion au sein emploi public ou privé subventionnés, plus généralement, d'un programme d'insertion conduit en collaboration avec des employeurs. Le système danois de permutation dans l'emploi deuxièmement, est une procédure qui demeure très précaire « dont la popularité a fortement décrû après que les critères d'éligibilité se soient renforcés et que les allocations aient baissé. » 19 ce système ne supprime donc aucunement le statut de subordination des chômeurs : ces dernier n'ont pas les mêmes facultés que les salariés bien intégrés, de générer une rotation des postes de travail. En irait-il autrement sous un régime d'allocation universelle suffisante pour vivre ?  (à supposer que cela soit possible au sein d'une économie capitaliste ?). Rien n'est moins sûr, si l'on suit le propre raisonnement de Gorz en effet : le rôle grandissant du facteur « intelligence collective » dans la production des richesses, la prise en charge par la collectivité de la distribution de moyens suffisants d'existence, pourraient conduire les employeurs à accroître les tendances à la sélection de la main d'œuvre. Le processus d'affranchissement du travail proposé par Gorz serait donc parfaitement compatible avec une différence de statut et de légitimité sociale entre les travailleurs intégrés - bénéficiant de possibilités d'épanouissement au sein d'activités choisies -  et ceux rejetés du cœur du système productif et ne disposant pas des mêmes prérogatives dans le choix de leur mode d'intégration.

  La question de l'affranchissement du travail sous l'emprise du capital, celle plus générale, du travail gouverné par l'impératif de production qu'elle que soit sa forme, sont des enjeux essentiels à soumettre au débat démocratique. En gardant à l'esprit toutefois que la réduction du rôle hégémonique du travail dans le fonctionnement social, ne règle pas en soi la question de la justice sociale ; qu'une orientation prônant des alternatives à l'intégration par le travail peut s'avérer contradictoire avec l'exigence de justice, si les conditions ne sont pas réunies pour que les précaires et les « exclus » soient en capacité de choisir leur mode d'intégration. Ce qui implique qu'ils aient accès au système de travail « socialement nécessaire », avec les mêmes chances d'évolution de leur statut social que les travailleurs déjà intégrés ; ce qui élimine donc, les solutions d'enfermement dans l'emploi précaire ou à temps réduit non choisi notamment. Dans ce sens, toute orientation laissant intact le fonctionnement sélectif du marché du travail, a pour effet d'entretenir le phénomène d'injustice. D'où l'importance de politiques de régulation directe - c'est à dire, de politiques d'insertion bien comprises -  appelées à contrecarrer les processus de marginalisation d'une partie des travailleurs. L'actualisation de la perspective de Gorz, en revanche, ne nous donne aucune garantie en matière de justice sociale, au sens d'une égalisation des conditions dans les choix du mode d'intégration. Faisant de l'émancipation par rapport au travail une priorité absolue, cette orientation suppose implicitement que la justice se réalise par l'affranchissement vis à vis du travail, ce que ni l'expérience - danoise par exemple - ni l'analyse ne confirment. La réalisation de la justice sociale dans l'actuelle société gouvernée par le travail apparaît au contraire comme une condition préalable à toute forme juste d'affranchissement. Ajoutons enfin que ce débat sur l'évolution du travail, loin de se cantonner dans une sphère purement théorique, a eu une portée pratique sur la conduite des politiques d'insertion dans la deuxième moitié des années 1990. Nos enquêtes ont révélé en effet que, animés par la double conviction, de difficultés extrêmes d'intégration pour certains chômeurs, d'une part, d'une rupture souhaitable avec le système actuel d'emploi, d'autre part, certaines instances d'insertion mettaient en place des processus d'intégration alternatifs au travail salarié. Les intentions certes louables des opérateurs ne sont pas en cause.  Mais la promotion de filières d'intégration sous formes d'activités d'utilité sociale, fréquemment désignées sous le vocable général « d'économie solidaire », au détriment d'une conception orientée vers les capacités à s'inscrire dans le système productif ordinaire, soulève des questions au plan de la justice sociale qui semblent fortement sous-estimées. 

 

Une redéfinition du statut professionnel ?

 

  L'une des critiques les plus fréquentes à l'encontre des politiques d'emploi et d'insertion, porte sur leur caractère particulariste ; sur leur propension à circonscrire l'intervention publique en direction de catégories spécifiques de population. Ces politiques seraient alors en partie responsables, selon certaines analyses, de la constitution d'une sphère de « destinataires de l'insertion », à statut social infériorisé. Cette thèse est développée notamment, dans un rapport pour la Commission européenne sur les transformations du travail et le devenir du droit du travail en Europe : « On peut douter à cet égard du bien-fondé des politiques de ciblage direct de ces aides selon des critères socio-économiques. Ce ciblage contribue à la dualisation du salariat et au développement d'emplois de seconde zone. Mieux vaudrait sans doute partir d'une conception dynamique de la liberté du travail, et offrir également à tous les travailleurs des opportunités nouvelles. » 20 C'est la recherche de transformations à vocation  universelle, dans les conceptions générales de l'emploi et du travail, qui est ici proposée, afin d'éviter les risques de la fragmentation sociale. Ce faisant, ne risque-t-on pas un autre danger, celui d'une annihilation de l'exigence d'intégration sociale des plus en difficultés ? Ce  problème étant  inhérent à toute visée de transformation globale ne portant pas une attention suffisante aux questions de justice sociale.

   La perspective transformatrice développée dans ce rapport en effet, consiste à élargir les critères relatifs à la constitution du statut de travailleur - statut limité actuellement à la possession d'un emploi - en définissant un nouvel état professionnel des personnes, fondé sur la notion d'utilité sociale d'un travail sous quelque forme que ce soit. Il s'agit autrement dit, comme pour l'économie solidaire, d'élaborer une nouvelle figure du travailleur et des droits sociaux afférents, en privilégiant la valeur d'usage de l'activité exercée. En s'émancipant ainsi de l'impératif imposé à l'emploi, qui doit satisfaire à une obligation de valeur d'échange également, c'est à dire, à une obligation de valorisation directe ou indirecte d'un capital investi. Le travail dispensé pour l'éducation des enfants, l'entraide familiale et sociale, la réponse à des besoins sociaux non satisfaits parce que non rentables, la formation de soi-même de plus en plus indispensable à la cohésion économique et sociale, relèvent de la contribution au bien commun ; et justifient, de ce fait, une attribution de droits sociaux équivalente à ceux conférés par le régime de l'emploi. Les formes nouvelles du travail retenues ici pour élargir le champ d'accès aux droits sociaux associés à l'emploi, relèvent du service à la société, d'une part, et sont soumises à une obligation plus ou moins forte d'engagement vis à vis d'autrui, d'autre part. On peut certes détecter dans une telle conception une volonté, fustigée par Dominique Méda, de renforcer la légitimité du pôle de l'agir instrumental, de la production utile, au détriment de celle de l'agir autonome, à vocation communicationnelle, solidariste ou politique par exemple. On peut y voir au contraire, une façon plus épanouissante de faire droit à l'exigence de devoir social qui fonde l'appartenance à une société, en dégageant en partie cette obligation de l'emprise du capital, en donnant à chacun plus de maîtrise dans l'organisation de son existence. Outre la revalorisation du statut du travail, le groupe de réflexion européenne voit deux avantages à une telle extension du statut professionnel à celui d'un « nouvel état professionnel ». Il permet en premier lieu, de répondre de façon positive et non défensive, aux évolutions contemporaines du système productif, à la nécessité surtout de concilier la mobilité du travail induite par la versatilité de la conjoncture, avec l'aspiration à la sécurité du statut social chez les travailleurs. L'objet de la construction juridique autour de l'extension du statut professionnel étant de favoriser pour les travailleurs, la constitution de carrières professionnelles discontinues, le passage par des expériences sociales variées permettant en toute sécurité de conserver ou d'acquérir des avantages sociaux  aujourd'hui réservés aux seuls titulaires d'un emploi. Second avantage, la quasi totalité de la population active ayant, dans cette perspective, un statut professionnel, la coupure entre le dedans et le dehors est dépassée ; les politiques spécifiques et stigmatisantes d'emploi peuvent se muter en politiques du travail à vocation générale. Ainsi, l'ambition de ces politiques du travail est-elle de veiller sur les trajectoires de vie et de travail de l'ensemble des personnes, d'anticiper sur les modalités concrètes à proposer en termes de droits sociaux, aux individus désireux de s'engager dans un changement d'état professionnel.

  A ce stade, on voit bien l'intérêt d'une telle évolution pour ceux disposant des ressources en qualification et compétence, leur permettant de choisir et expérimenter différentes modalités d'investissement dans un travail utile. Le renforcement des garanties en matière de maintien de droits sociaux - au plan du revenu, du régime de retraite, de la formation, de la promotion professionnelle - est susceptible de lever certaines préventions à l'encontre de la mobilité professionnelle et sociale. Pour ceux qui ne disposent pas de cette occurrence en revanche, on ne perçoit pas les avantages d'une extension du champ de recouvrement du statut professionnel, vis à vis de la question centrale, d'égalité entre tous les individus dans les possibilités de choix sur les formes de coopération sociale. Comment faire, autrement dit, dans le cadre d'une politique du travail veillant aux trajectoires professionnelles de l'ensemble des personnes, pour que les plus en difficulté puissent également s'intégrer au sein du système productif s'ils le souhaitent, et que l'égalité soit assurée dans les conditions d'intégration ? En réponse à cette question, le groupe de travail européen ne peut éviter l'appel à une certaine forme de politique d'insertion : « S'agissant du travail peu qualifié, la priorité demeure que les chômeurs non qualifiés ou déqualifiés par un long séjour dans le chômage et, plus largement, les personnes en voie de désaffiliation sociale soient la cible d'une politique d'insertion dans le travail centrée sur l'aide à la personne. » 21  Au plan de la justice sociale, cette préconisation va au delà de l'incitation à une augmentation des opportunités d'accès au système productif. Contrairement à de nombreuses analyses sous estimant les obstacles structurels à l'intégration des moins qualifiés, la nécessité de l'organisation d'un processus d'insertion est ici reconnue, en direction des personnes en difficulté. Mais l'orientation imprimée aux actions d'insertion en limitent singulièrement la portée : en effet, la conception individualisée de la gestion globale des itinéraires professionnels, s'oppose à une appréhension collective des interventions en faveur de l'intégration ; or, l'action au cas par cas est contradictoire avec la dimension structurelle, relative aux facteurs organisationnels et technologiques des processus de précarisation et d'exclusion. Dans le même sens, cette orientation réduit le contenu de l'insertion à un service à la personne, sans prise en compte des facteurs structurels précités, la question de l'exclusion étant assimilée à un problème d' « employabilité » du chômeur. En résumé, la conception de l'insertion proposée par le groupe de travail européen, subordonnée à une politique générale du travail, centrée sur une approche individualisée des itinéraires professionnels, limitée à un service de formation aux individus séparé des actions sur l'organisation du travail, s'inscrit plutôt en retrait par rapport à nombre d'avancées des politiques actuelles. La perspective d'extension de la sphère du travail et des droits sociaux afférents au delà de l'emploi, si elle ne s'accompagne pas de politiques performantes d'insertion en faveur des moins qualifiés, pourrait produire des effets contraires à ceux envisagés en termes de justice sociale : justifié par l'existence de difficultés chroniques d'intégration, le nouveau statut professionnel procurerait des possibilités nouvelles d'enrichissement dans le travail et de sécurité dans les droits sociaux pour les plus intégrés, mais sans modifier fondamentalement les conditions d'injustice sociale faites aux moins bien intégrés. 

 

  La démarche dite des « marchés transitionnels » part d'un postulat identique d'élargissement de la sphère du travail et des droits sociaux associés à des positions d'activité, précédemment évoquées, encore considérée comme périphériques : utilité sociale, formation, entraide sociale et familiale etc. Partant de la même idée du lien à entretenir entre mobilité et sécurité professionnelle, cette orientation accorde en outre, une grande importance aux différentes transitions qui devraient désormais jalonner, à des degrés divers, la vie au travail : transition entre deux emplois, entre emploi et formation, entre emploi et activité d'utilité sociale ou familiale, entre emploi et chômage , entre emploi et retraite. A l'approche juridique présentée ci-dessus, les promoteurs de celle des « marchés transitionnels » ajoutent le principe économique d'une régulation des transitions considérées comme des marchés qu'il convient de structurer, animer et financer 22. L'une des fonctions des politiques de l'emploi consisterait alors à inciter à la mobilité des travailleurs en organisant des transitions attractives, en aidant par exemple à la constitution de cofinancements - entre collectivités locales et entreprise -, pour aider à la viabilité d'activités non solvables, mais à forte utilité sociale. L'idée étant d'encourager la mobilité vers des situations transitionnelles structurées, crédibilisées et diversifiées. Cette incitation à la mobilité des inclus, ayant pour effet d'ouvrir le champ des opportunités au sein du système productif pour les exclus. Mais, il ne s'agit pas de laisser ces derniers circuler dans de mauvaises transitions, entre chômage et emploi précaire par exemple. D'où une deuxième fonction des politiques de l'emploi, consistant à favoriser les bonnes transitions, à l'exemple de la solution danoise, du remplacement d'un travailleur en congé sabbatique rémunéré par un chômeur de longue durée indemnisé et formé en entreprise.

  La perspective de rationalisation et de normalisation des marchés transitionnels suscite les mêmes interrogations que celles formulées ci-dessus vis à vis de l'extension juridique du statut professionnel : la généralisation envisagée du champ d'application des politiques de l'emploi appelées à se convertir en politique globale du travail, n'est elle pas de nature à restreindre l'impact des interventions centrées sur l'intégration des plus en difficultés ? Certains commentaires relatifs aux implications de la logique de revalorisation des marchés transitionnels, prônant une dilution des politiques d'emploi et d'insertion au sein d'une politique de gestion indifférenciée des itinéraires de travail, peuvent le laisser craindre : 

« Donner un contenu concret au droit à l'insertion, conçu comme une forme rénovée du droit au travail, en gérant des trajectoires individuelles plutôt qu'en traitant des stocks d'individus, tel est donc le défi des nouvelles politique de l'emploi » 23 La charge écrasante ainsi conférée à des politiques de suivi continu de l'évolution de l'ensemble de la main d'œuvre, paraît ici incompatible avec les priorités exigeantes en faveur des plus en difficulté, induites par le souci de la justice sociale. Tant que la mutation envisagée du travail n'est pas stabilisée, ce n'est pas moins mais plus d'attention qu'il paraît nécessaire de porter à la capacité d'intégration de ces catégories sociale, sous peine d'engendrer un supplément d'inégalité dans les possibilités d'accès aux statuts professionnels et sociaux. Quelles que soient les limitations apportées à l'hégémonie de la sphère du travail productif - limitations imprimées par la création de nouveaux droits sociaux -, celles-ci ne peuvent suffire à imposer des formes alternatives d'intégration sociale, investie d'une légitimité équivalente à celle du travail-emploi. Plus encore, la puissance d'extension de la dynamique du capital produit ses effets dans tous les secteurs - loisir, sport, politique, religion, science, art, etc. - ne laissant aucun espace protégé et disponible pour une alternative complète, socialement légitimée, à l'intégration dans le système de coopération par le travail salarié ordinaire 24.

 

Critique de l'insertion dans sa pratique.

 

  Les critiques les plus fondées à l'égard des politiques d'insertion concernent les défaillances dans ce qui est leur objet principal, l'action de régulation du marché du travail contre sélective en faveur des personnes les plus en difficulté d'intégration. Si l'on se réfère aux nombreuses évaluations conduites surtout sous l'égide du ministère du travail, l'appréciation sur la capacité des mesures d'insertion à rétablir une égalité des chances face à l'intégration stabilisée des chômeurs- en améliorant les chances d'intégration des moins qualifiés - paraît pour le moins discutable. Dans leur bilan sur l'effet des mesures réservées aux jeunes par exemple, D. Gélot et B. Simonin concluent : « La plupart de ces études font apparaître des taux d'insertion fortement corrélés avec le niveau de formation initiale....(il en résulte que) les mesures des politiques de l'emploi ne permettent pas d'effacer les phénomènes de sélectivité du marché du travail. » 25 Les auteurs nuancent certes ce constat global en précisant qu'il peut s'accompagner de nombreuses opérations partielles d'insertion où sont compensés au contraire les désavantages des plus en difficulté par rapport à ceux réputés plus « employables ». Mais le bilan mitigé portant sur le noyau central de la fonction de ces politiques, mérite, au delà d'une critique générale, que soient mieux appréciées les marges d'évolution possibles, dans le sens d'une régulation plus en prise sur les mécanismes de sélectivité du marché du travail.

  Examinons dans cette optique, une contradiction fréquemment mise en lumière dans les analyses, concernant l'accès des chômeurs les plus qualifiés aux mesure d'insertion les plus performantes en termes d'intégration professionnelle. Les évaluations à caractère statistique ont révélé, premièrement, que l'efficacité des mesures d'insertion sous forme de contrat de travail aidé en entreprise (contrat de qualification pour les jeunes, contrat initiative emploi pour les adultes) s'avérait supérieure, quelle que soit la conjoncture et les caractéristiques des personnes, aux autres types de mesure plus éloignées de la sphère productive. Mais, deuxièmement, contrairement à une logique d'utilisation des mesures d'insertion dans un sens contre sélectif, ce sont les chômeurs les mieux formés qui accèdent aux mesures d'insertion les plus performantes ; les chômeurs les moins qualifiés se voyant orientés vers les mesures d'utilité sociale (contrats emploi-solidarité) ou les formations séparées de la production, à plus faibles perspectives d'intégration (stages de formation hors entreprise) 26. Dés lors qu'est dévoilé le mécanisme d'introduction de la sélectivité du marché au sein même de la répartition des personnes en insertion entre les différentes mesures pour l'emploi, ne suffit-il pas d'imposer une autre répartition, par la réglementation par exemple, pour susciter une forme contre sélective de régulation ? D'imposer, par des textes de loi, une procédure contre-sélective d'insertion : un accès des chômeurs ou des précaires les moins qualifiés aux mesures d'insertion les plus performantes, celles des contrats d'insertion en entreprise notamment ?

 A l'expérience, il s'avère qu'une telle conception, de pilotage centralisé de la régulation contre sélective, est largement illusoire. On ne peut arbitrer d'en haut entre deux effets contradictoires de la réglementation : lorsque celle-ci est souple en termes d'accès à une mesure, le contrat de qualification des jeunes par exemple, la sélectivité des bénéficiaires, discriminante à l'encontre des moins qualifiés, se renforce ; lorsqu'elle est au contraire plus contraignante, c'est l'effet de stigmatisation qui domine, provoquant des réticences chez les employeurs vis-à-vis de l'accueil en insertion,  plus encore, vis-à-vis de l'injonction au recrutement ultérieur des chômeurs en grande difficulté 27.

  Mais, la mesure d'insertion ne représente pas l'ensemble du processus d'insertion. Une même mesure aura un impact différent, en termes d'intégration, selon qu'elle est ventilée mécaniquement suivant les niveaux de qualification initiaux des demandeurs, ou inscrite dans un processus réfléchi d'insertion, comportant différentes phases articulées :  un bilan de compétence du postulant, le suivi d'un itinéraire d'insertion, une pratique partenariale active entre les acteurs concernés, une négociation avec le milieu de l'entreprise, et même, dans certains cas, une action conjointe sur l'insertion et l'organisation du travail au sein de l'entreprise d'accueil. Ces différences importantes dans les processus concrets d'insertion, expliquent en grande partie la dispersion extrême des résultats en fonction des modalités concrètes de la réalisation de l'insertion, constatée dans nombre d'études concernant la performance d'une même mesure associée à des processus d'insertion de nature très diversifiés 28. Il en résulte que, la seule évaluation des performances des mesures d'insertion ne fournit qu'une indication par trop sommaire sur les potentialités réelles des processus d'insertion à contre-carrer la sélectivité du marché du travail. Pour appréhender ces potentialités, il convient d'ouvrir les « boîtes noires de la mise en œuvre », d'analyser les conceptions, les formes d'organisation, les performances des politiques de régulation directe du marché du travail, en référence constante avec les conditions concrète de la réalisation des processus d'insertion. Tâche qui n'est ni aisée ni habituelle car les questions de mise en œuvre d'une politique sont considérées le plus souvent comme des problèmes secondaires d'intendance, dont les implications sont rarement prises en compte dans les décisions ou dans les analyses 29.

  Afin de faciliter l'analyse des processus concrets d'insertion, nous avons proposé de raisonner en référence à des modèles d'insertion - modèle de séparation, modèle de coordination, modèle de coopération -, ces derniers étant élaborés à partir de critères relatifs à la nature de la relation entre insertion et production (critère de territoire de l'insertion, de nature du partenariat, d'action sur les logiques d'entreprise). Chaque modèle représentant un idéal-type, une position limite de l'interaction entre les sphères de l'insertion et de la production au sein d'un processus d'insertion : modèle de séparation à interaction faible, modèle de coopération à interaction forte, modèle de coordination à interaction intermédiaire. En fonction de nos hypothèses, plus le processus d'insertion se rapproche du modèle de coopération, plus on améliore la qualité de l'insertion des chômeurs (sur les plans de la stabilité et de la qualification des emplois d'accueil, notamment) 30.



[1] Ce texte n'a pas été publié.

[2] Il s'agit là d'une première approximation pour la définition d'un critère permettant de délimiter une population prioritairement éligible à un soutient actif de l'intervention publique, et d'arbitrer entre des revendications concurrentes entre groupes sociaux en difficulté d'emploi. Il va sans dire que le critère de « qualification », repéré surtout par la faible dotation en diplômes, doit être précisé et éventuellement complété par d'autres critères caractérisant les difficultés d'intégration. Ces précisions et compléments ressortant de prises en considération des contextes locaux. Compte tenu de ces remarques, nous nous satisferons, en première approximation, de la notion de « faible qualification » pour caractériser le cercle des personnes les plus concernées, lorsqu'elles sont en difficulté d'intégration, par les politiques d'insertion.

[3] Voir D. Clerc, Condamnés au chômage, Syros, 1999, pp. 178 et suivantes.

[4] F. Chouvel et alii. « Impact macroéconomique des politiques spécifiques d'emploi, Le cas de la France, 1974-1994 », in 40 ans de politique de l'emploi, Ministère du travail et des affaires sociales, La documentation française, 1996, p. 255.

  Les résultats de cette étude peuvent certes être contestés. Au plan méthodologique d'abord, il s'agit d'une simulation à l'aide d'un modèle économétrique, d'un cheminement macroéconomique alternatif à base de baisse des cotisations sociales. Certaine données, reconnaissent les auteurs, ne peuvent être intégrées (distinction entre effets immédiats et effet à terme des politiques alternatives ; politiques publiques engagées en l'absence des politiques de l'emploi etc.). Au plan de la justice sociale ensuite, l' indicateur de baisse du taux de chômage demeure trop fruste. D'une part en effet, il ne renseigne pas sur la qualité de l'intégration réalisée (l'effet qualitatif est différent selon qu'il s' agit d'une baisse du chômage consécutive à des mises en préretraite anticipée, à des créations d'emplois publics d'insertion temporaires en contrats emploi solidarité, ou à une intégration stabilisée au sein du système productif). Surtout d'autre part, aucune distinction n'est faite entre les catégories de chômeurs, ceux réputés plus « employables » et ceux en risque d'exclusion, ces derniers devant faire l'objet d'une attention prioritaire, dans une conception rawlsienne de la justice à laquelle nous nous référons.

[5] J. P. Fitoussi, Le débat interdit, arléa, 1995, p. 302.

[6] L'auteur établit un équilibre entre mesures centrées sur la demande et mesures concernant l'offre (baisse des taux d'intérêts, exonération de charges uniforme et totale pour les bas salaires pour inciter à l'embauche des moins qualifiés). Il propose en outre, une augmentation des prélèvements sur les bénéfices des sociétés et sur les hauts revenus afin de financer les exonérations de charges d'une part, en réduisant les écarts de revenus d'autre part. Ibid., pp.160 à 164, et p.303.

[7] Hoang Ngoc Liêm, La facture sociale, arléa, 1998, pp.112 à 115.

[8] Voir par exemple l'article de J. Freyssinet, « Trois années de croissance forte de l'emploi », Revue de l'Ires,

n° 7, 1991.

[9]D. Fougère et F. Kramarz, « Le marché du travail en France : quelques pistes d'analyse. », in Economie et Statistiques, INSEE, n° 301-302, 1997.

[10] J. Rifkin, La fin du travail, La Découverte, 1996.

[11] Pour une synthèse des arguments des partisans de la thèse sur la réduction quantitative de l'emploi nécessaire aux besoins des sociétés moderne, et sa réfutation, voir D. Clerc, Condamnés au chômage ?, op. cit., pp. 15 à 53.

[12] Cette augmentation exceptionnelle de la population active en France entre 1973 et 1998, s'est traduite en outre par une augmentation de quelques 3,9 millions d'actifs, du fait de l'arrivée des populations nées après-guerre sur le marché du travail d'une part, d'une rupture dans le comportement d'activité des femmes d'autre part ; celles-ci passant d'un taux d'activité de 47% dans les années 1970 à un taux de 62% à la fin des années 1990.

[13] B. Perret, « L'avenir du travail : des tendances contradictoires », in Le travail, quel avenir, Folio-Gallimard, 1997.

[14]J.L. Laville, « La crise de la condition salariale : emploi, activité et nouvelle question sociale », in Le travail, quel avenir ?, op. cit., p.66. 

[15] Voir J.L. Laville, (dir.), L'économie solidaire : une perspective internationale, Desclée de Brouwer, 1994.

[16]J.L. Laville, « la crise de la condition salariale : emploi, activité et nouvelle question sociale », op. cit., p. 80.

[17] D. Méda, « La fin de la valeur travail ? », in Le travail, quel avenir ?, op. cit., p.220.

[18] A. Gorz, Misère du présent, Richesse du possible, Galilée, 1997, p.124.

[19] H. Joergensen et alii., « La politique active du marché du travail au Danemark : réforme du marché et décentralisation », in Les politiques de l'emploi en Europe et aux Etats-Unis, (s. la dir. de J.-C. Barbier et J. Gautier), PUF, 1998,  p.168.

[20] A. Supiot (s. la direction de ), Au delà de l'emploi, transformation du travail et devenir du droit du travail, Flammarion, 1999, pp. 67 et 68. C'est nous qui soulignons.

[21] Ibid., p.283. C'est nous qui soulignons. Notons que le groupe de travail européen qui souhaitait substituer la politique générale du travail aux politiques ciblées d'emploi, afin de surmonter le caractère stigmatisant de ces dernières, est contraint d'accepter une certaine dose d'action à base particulariste, au cas par cas, il est vrai.

[22] B. Gazier, « Ce que sont les marchés transitionnels », in Les politiques de l'emploi en Europe et aux Etats Unis, op. cit., p.340.

[23] J. Gautié, « Quel avenir pour les politiques de l'emploi ? », Ibid., p.432.

[24] M. Freyssenet, « Historicité et centralité du travail », in La crise du travail ( s. la dir. De J. Bidet et J. Texier ), PUF, Actuel Marx, p.236.

[25] D. Gélot et B. Simonin, « L'évaluation de la politique de l'emploi, un bilan partiel des pratiques depuis la fin des années soixante-dix », in 40 ans de politique de l'emploi, La documentation française, 1996.

[26] D. Gelot et C. Villiers, « Les enjeux de la politique de l'emploi », in Le monde du travail, (s. la dir. de J. Kergoat et alii.), La découverte, 1998,  pp. 253 et 254.

[27] F. Lefresne, « Politique de l'emploi : les vrais enjeux du débat sur son efficacité », in Pour un nouveau plein emploi, Syros, 1997, p.63.  A titre d'exemple des contradictions inhérentes à une réglementation trop stricte de l'accès à une mesure d'insertion : après que l'administration ait imposé des conditions contraignantes, réservant l'entrée dans les stages d'initiation à la vie professionnelle ( SIVP) aux seuls non qualifiés, les employeurs se sont désintéressés de cette mesure, qui a alors été supprimée en 1991. 

[28] D. Gélot et B. Simonin, « Evaluation de la politique de l'emploi, un bilan partiel des pratiques depuis la fin des années soixante dix », op. cit., pp. 294 et 295.

[29] Voir J.C. Barbier, « Analyse de la mise en œuvre : une démarche indispensable pour l'évaluation des politiques publiques de l'emploi », Les politiques de l'emploi en Europe et au Etats-Unis op. cit., p. 282.

[30] Voir, Simon Wuhl, L'égalité. Nouveaux débats, PUF, 2002, chap.4, pp.159 à 178.

Voir également, sur ce site, l'article : « Insertion et chômage ou précarité d'exclusion. »

 

LISTE RECAPITULATIVE DES TEXTES PROPOSES