CommunautÉ 1
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L’opposition entre communauté et société a été l’un
des thèmes majeurs de la sociologie à l’époque
de sa création au 19ème siècle. Le grand historien
de la discipline Robert Nisbet, note que si le 18ème siècle
a été celui de la critique radicale de l’emprise
communautaire par les philosophes des lumières, l’apparition
des enquêtes et analyses plus précises sur la société du
siècle suivant a conduit à un regard différent sur
la nature des enjeux autour du lien social souhaitable (R. Nisbet, 1966).
En la matière, le livre de Ferdinand Tönnies, Communauté et
société, fait figure d’ouvrage fondateur (F.Tönnies,
1977, 1ère parution, 1887). La thèse principale développée
par F.Tönnies est la suivante : avec le passage à l’ère
industrielle, les liens communautaires « personnalisés » basés
sur le sang, l’affection et le respect mutuel, l’acceptation
de la tradition et de valeurs morales communes au sein d’unités
pas trop étendues (famille, village, petite cité à l’exclusion
de la grande ville), devraient s’estomper progressivement au profit
de liens plus impersonnels et superficiels, basés sur la rationalité utilitaire,
l’intérêt individuel, le profit et le calcul égoïste.
Au-delà de sa présentation des mérites comparés
entre la communauté et la société, l’intérêt
des travaux de Tönnies tient surtout à la construction des
idéaux-types, de communauté et de société,
qui constituent des références quels que soient nos jugements
de valeur sur les réalités qu’ils incarnent. Ainsi,
le concept de communauté se caractérise-t-il, chez Tönnies,
par une unité absolue qui ne fait aucune place à la distinction
des parties, par une harmonie collective issue d’un accord spontané entre
les consciences et non d’une entente préalable négociée,
par une communauté de souvenirs et d’occupations, par une
vie de groupe réglée non par les volontés individuelles
mais par les usages et la tradition ; enfin, par une place accordée à chacun
dans le groupe, un statut, qui ne relève pas d’un contrat
négocié et temporaire. Par opposition, dans la société,
les individus sont essentiellement séparés et distincts,
les parties priment sur le tout, chacun agissant pour soi dans un état
d’hostilité vis-à-vis des autres. Dans la société,
les opinions individuelles librement réfléchies, éclairées
par la science, remplacent le lien social stable établi dans la
communauté par les croyances agissant sous la force de la tradition.
En conséquence, la solidité de la communauté serait
due à la force interne du lien social, spontanée, scellée
par la tradition ; la fragilité de la société, viendrait
de l’individualisation et de la tendance à la désagrégation
du lien social, qui ne pourrait se maintenir qu’artificiellement,
sous la coercition externe de l’Etat.
Cette première conceptualisation de Tönnies va être considérablement
enrichie par Emile Durkheim et Max Weber notamment. Durkheim, d’abord,
se fondant sur une analyse concrète de l’évolution du droit
et des mœurs qui assurent une relative solidité inhérente à la
société, s’opposera à l’idée qu’il
y aurait une différence de nature entre les deux entités (Durkheim,1887).
Plus précisément, sa démonstration révèle
une certaine continuité entre la communauté et la société,
cette dernière étant toute aussi soudée par des forces internes
que la communauté : la société s’organise autour de
la division du travail social, où la solidarité des individus,
la solidarité organique, s’établit à travers la complémentarité des
fonctions et des utilités sociales de chacun, quelle que soit la place
au sein de la hiérarchie économique et sociale (E.Durkheim, 1893,1994).
Par ailleurs, Durkheim met en évidence le substrat communautaire qui permet
le fonctionnement de toute société concrète. Contre la thèse
du contrat entre les individus supposée fondatrice du lien social (Hobbes,
Rousseau et les philosophes des lumières, les économistes libéraux,
etc.), Durkheim soutient qu’aucun type de lien contractuel ne saurait se
pérenniser s’il ne reposait sur des conventions, des traditions,
des codes sociaux inscrits dans un cadre social préexistant, et dont la
force d’obligation est bien plus puissante que celle émanant de
simples relations contractuelles.
Max Weber prolongera les catégories de Tönnies en les affinant, et
surtout, en les reliant à des formes d’activités sociales,
et non à des entités sociales figées. Ainsi, pour Weber,
il n’existe pas de forme pure de communauté ou de société,
mais des relations sociales mettant en jeu des tendances à la communalisation – reposant
sur un fondement affectif, émotionnel ou traditionnel -, ou des tendances à la
sociation – processus de concertation rationnelle entre les acteurs pour
la réalisation d’un objectif commun. On trouvera donc dans toute
structure un mixte de relations qu’il faut observer et analyser, sans définition « substantialiste » à priori,
pour dégager les tendances principales à la communalisation ou à la
sociation : la famille par exemple, ne peut être analysée sous l’angle
unique du lien affectif et de l’identification immanente de chacun à la
structure collective ; celle-ci est en effet traversée par des enjeux économiques
et utilitaires : contrainte économique de solvabilité, association
familiale autour d’une unité de production, conflits pour la transmission
des héritages, mise en commun des biens lors du mariage, etc. De même,
les liens au sein d’une entreprise ne se réduisent pas à des
relations, d’alliance ou de conflit, utilitaires : développement
de liens affectifs et culturels entre les travailleurs, dépassements des
conflits de classe face à un objectif de survie du groupe, constitution
d’une identité de métier, etc.
Max Weber en particulier, nous met en garde contre tout à priori idéologique
consistant à porter un jugement de valeur sur la nature des relations
sociales qu’elles soient de communalisation ou de sociation. L’activité sociale
de communalisation par exemple, fondée sur le sentiment subjectif d’appartenir à une
même communauté ( de village, de voisinage, de travail, d’association
ou de culture), n’est présentée ni comme une tendance rétrograde
au refus de la modernité émancipatrice, ni comme une réaction
salutaire à l’encontre des rapports sociaux déshumanisés
qui caractériseraient l’évolution des sociétés
modernes. On peut simplement constater que le substrat communautaire est intimement
mêlé à l’évolution des relations sociales basées
sur des compromis d’intérêts individuels au sein des sociétés
les plus développées (M. Weber, 1922, 1971). De plus, comme le
démontre Durkheim, ce substrat communautaire est indispensable pour garantir
une pérennisation de ces sociétés.
Quels enseignements peut-on déduire de cet éclairage sociologique
fondateur sur la thématique de la communauté? Ces références
théoriques ne sauraient déboucher sur une transcription mécanique
en termes de modèles d’action sociale ; elles peuvent néanmoins
recommander une attitude générale face à la prise en compte
du fait de communalisation dans la pratique : celle du refus de tout à priori – ni
rejet, ni adhésion systématique- vis-à-vis des opportunités
d’opérations d’action sociale à caractère collectif
et communautaire telles que : des actions de formation/insertion au sein d’une
communauté culturelle, des opérations de logement/relogement prenant
en compte les choix d’affinités de voisinage des habitants, le soutien à des
associations d’expression et de revendication à caractère
culturel et social, etc. Sous peine d’imposer des présupposés
en faveur ou à l’encontre d’une action sociale à caractère
collectif et communautaire, il n’est pas d’autre attitude légitime
que celle consistant à évaluer dans chaque cas, en liaison si possible
avec les usagers concernés, les atouts, les inconvénients et les
contraintes afférents à cette opportunité d’action
collective.
Bibliographie
• Raymond Boudon et François Bourricaud, « communauté » in Dictionnaire critique de sociologie,
PUF, 2004, pp. 73 à 77.
• Emile Durkheim, « Communauté et société selon
Tönnies »,
1889, in Emile Durkheim, Textes. Eléments d’une théorie
sociale, PP. 383 à 390,
Editions de minuit, 1975.
• Emile Durkheim, De la division du travail social, PUF, 1994,
(1ère
parution
: 1893).
• Robert Nisbet, La Tradition sociologique, « Quadrige »,
PUF, 1993.
• Ferdinand Tönnies, Communauté et société,
PUF, 1977 ; (1ère parution : 1887, sous le titre : Gemeinschaft
und Gesellschaft).
• Max Weber, Economie et Société, Plon, 1971, pp.
41 à 43.
(1ère parution :1922).
[1]Texte
de Simon Wuhl paru dans le Nouveau dictionnaire de l’action
sociale, (sous la direction de Jean-Yves Barreyre et Brigitte
Bouquet), Bayard, Octobre 2006.
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