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L'égalité. Nouveaux débats

(PUF, Octobre 2002)

de Simon WUHL, Professeur associé à l' Université de Marne-la-Vallée

 

  Le livre se fonde sur le constat d'une société française devenue beaucoup plus divisée, notamment, face aux conditions de l'intégration socio-économique (phénomène d'exclusion), face aux valeurs culturelles et face à la nature des « biens » sociaux désirables. Il en résulte que les trois principes à base de l'idée d'égalité en France - égalité des droits, égalité des chances et processus compensatoire de redistribution matérielle -, principes conçus dans l'optique d'une société relativement homogène, répondent mal aux nouvelles exigences de justice. Nous avons donc sollicité d'autres théories - celle de John Rawls axée sur les plus mal lotis, celle de Michaël Walzer relative à l'égalité complexe -, conçues dans la perspective d'une société hétérogène, afin de les confronter à la nouvelle réalité sociale française.

 

   La première partie de l'ouvrage analyse, d'une part, les causes de la rupture du continuum socio-économique (phénomène d'exclusion) et, d'autre part, les apports de la théorie de John Rawls sur le plan de la justice distributive (distribution des positions sociales et répartition des biens matériels).

     Sur le plan des causes de l'exclusion socio-économique, qui touche au premier chef les travailleurs les moins qualifiés, l'analyse du paradigme productif des années 1980 et 1990 permet de mettre en évidence les facteurs de rupture du lien économique qui prévalait dans les années antérieures : dans un contexte de conjoncture économique devenue aléatoire, le maintien des rigidités d'organisation « fordiste » dans le système français de production, combiné à un bouleversement technologique favorable aux plus qualifiés, se traduit par une exclusion du monde de l'emploi pour des travailleurs parmi les moins formés. Il y a là une rupture par rapport au schéma durkheimien, homogène, d'intégration socio-économique ; ledit modèle d'intégration, rappelons-le, ayant servi de référence intellectuelle à la mise en place d'une justice distributive et d'un système de protection sociale en France (Chapitre 1).

   Par rapport aux références théoriques françaises sur l'égalité, les principes de Rawls - le second principe singulièrement, de juste égalité des chances et de priorité absolue aux plus mal lotis dans la distribution des avantages économiques supplémentaires -  apportent trois compléments essentiels pour une justice sociale prenant en compte le fait de l'exclusion (Chapitre 2) :

     Premièrement, le premier volet du second principe de justice de Rawls, « de juste égalité des chances », implique clairement que l'on ne peut se contenter d'une action purement redistributive, compensatoire, pour rétablir une justice dans la distribution des positions sociales et la répartition des avantages sociaux ; le plus souvent, une intervention structurelle s'avère nécessaire afin de modifier en profondeur les logiques en cours ( par exemple, dans le mode de transmission des savoirs par l'école, en réévaluant le poids de l'enseignement pratique par rapport à l'enseignement théorique ; ou dans la gestion du travail en entreprise, en incitant à la promotion des organisations les moins excluantes ). Appliqués aux politiques d'insertion des « exclus » en France, ces principes induisent que, au-delà des actions centrées sur les personnes elles-mêmes (de formation par exemple), l'Etat doit prolonger son intervention incitative en direction de modifications structurelles dans les entreprises d'accueil (politiques d'embauche, d'organisation productive, d'organisation du travail…) si cela s'avère nécessaire.

     Deuxièmement, le principe dit de « différence » énoncé par John Rawls, qui complète le volet précédent, va au-delà de notre conception de l'égalité des chances par l'école,  fondée sur la seule reconnaissance du mérite et du talent. En posant, en effet, que la priorité aux plus mal lotis se justifie même après une neutralisation des différences d'origine sociale, ce principe infère que la répartition des talents requis par une société à une époque donnée est arbitraire en soi, au même titre que celle des hasards de la naissance. Par ailleurs, les « exclus » non qualifiés d'aujourd'hui étaient, sur le plan sociologique s'entend, les piliers de la société industrielle d'hier. Le principe de différence de Rawls fournit donc une base justificative à une redistribution de revenus et de protection sociale élargie aux « exclus » de l'emploi, contrairement à la référence durkheimienne fondée sur la seule solidarité organique par le travail à une époque donnée. Selon le principe rawlsien en effet, la solidarité qui permet de faire société se justifie par la complémentarité des talents ; elle s'entend comme intergénérationnelle, et n'est pas subordonnée à la reconnaissance d'un talent à un moment donné du développement d'une société. La solidarité dans la répartition des avantages économiques et sociaux a donc, en conséquence, une base objective : c'est la complémentarité des talents à appréhender sur plusieurs générations, qui suscite le développement des sociétés industrialisées ; et non les talents de chacun considérés individuellement. L'exigence de redistribution ne dépend donc aucunement de critères relatifs, d'ordre moraux ou subordonnés au bon vouloir des mieux lotis. Elle se déduit - comme chez Durkheim, mais sur la longue durée- de l'interdépendance solidaire de tous les talents, complémentarité indispensable à la production des richesses. En conséquence, la mise en évidence par Rawls d'un double processus reliant les individus entre eux -  d'interdépendance des talents et d' «intergénérationnalité » des effets de cette complémentarité -, justifie de façon mieux fondée  l'inscription des « exclus » de l'emploi, à une période donnée, au sein des procédures de redistribution sociale (particulièrement, de la sécurité sociale et de la redistribution des revenus).

     Troisième apport, les principes de Rawls ne s'appliquent pas de façon indéterminée (contrairement, par exemple, à la démarche française dite de « discrimination positive » qui suggère empiriquement, sans plus de précision, qu'il convient de donner plus à ceux qui ont le moins). En s'en tenant au second principe en effet, celui-ci prend en compte les contraintes de l'économie en fixant des règles de relation entre la justice sociale et l'efficacité économique : d'une part, le juste l'emporte sur l'efficace dans la mesure où aucune amélioration économique n'est légitime si elle s'accompagne d'une régression de la situation matérielle des plus mal lotis ; mais, d'autre part, les actions de réduction des inégalités, de revenus par exemple, sont légitimes quant à elles, tant qu'elles n'entraînent pas une régression de la situation socio-économique des plus mal lotis. Dans le modèle rawlsien de justice, c'est là l'un des points les plus discutés, une situation est préférable à une autre si les plus mal lotis y sont en meilleure position matérielle, même si la seconde situation est plus égalitaire que la première.

 

   La seconde partie de l'ouvrage s'attache à mettre la théorie de la justice de Rawls à l'épreuve, en testant l'application de ses principes dans le cadre de la situation française.  Sous la condition de considérer les références théoriques en la matière comme l'un des points d'appui possible qui ne se substitue aucunement au débat démocratique, la référence aux principes de justice de Rawls permet, dans le domaine des politiques sociales par exemple, d'apporter un éclairage plus convaincant sur des débats d'orientation difficiles à trancher à l'aide de nos références traditionnelles (le respect du pacte d'égalité républicaine notamment). Plus précisément, la référence aux principes de Rawls a été utilisée ici de deux façon : d'abord, pour clarifier le débat français des années 1990 sur la réforme de l'Etat social,  sur une remise en cause éventuelle de la conception globalisante des droits à la protection sociale (égalité de tous face aux prestations et allocations financière reçues), au profit d'une conception plus ciblée en direction des plus mal lotis, et notamment des « exclus » de l'emploi 1 ; ensuite, dans le cadre des politiques d'insertion 2, pour aider à la définition de critères d'affectation des différentes catégories de chômeurs (plus ou moins qualifiés) entre des parcours d'insertion à efficacité inégale.

        Dans le débat des années 1990 sur la réforme éventuelle de l'Etat social en France, le caractère insatisfaisant des arguments échangés provenait de la difficulté à articuler nos références intellectuelles égalitaires - la solidarité liée à la coopération dans le travail notamment - avec la nouvelle situation d'exclusion ou de précarité d'une partie des travailleurs (Chapitre 3). Ainsi, les partisans d'un Etat social plus ciblé sur les situations de précarité et d'exclusion avançaient-ils des raisons conjoncturelles, d'ordre économique, pour justifier des transformations profondes de l'Etat social et une rupture de la solidarité entre les ayant-droits à la sécurité sociale (coût trop élevé des remboursements maladie pour tous en période de crise économique, nécessité de cibler les prestations en direction des plus mal lotis). A l'inverse, les partisans d'un Etat social inchangé parvenaient certes à conserver l'esprit solidaire de la sécurité sociale par exemple, mais au prix d'une impasse sur la situation nouvelle imposée par l'existence d'un phénomène d'exclusion : la justification ancienne de solidarité par le travail induisant une solidarité redistributive de la protection sociale ne peut donc plus être invoquée. (Dans les deux cas - rupture de la solidarité entre les ayant/droits ou maintien d'une solidarité sans justification appropriée vis-à-vis du phénomène d'exclusion -, le risque est grand d'un rejet du système de base de la sécurité sociale par les mieux lotis et d'une extension de la protection sociale privée).

   La référence à la théorie de la justice de Rawls apporte deux points d'appui qui permettent de surmonter le dilemme sur l'orientation de l'Etat social. Premièrement, si un consensus est obtenu autour de la validité des principes de justice, ces derniers s'appliquent dans la durée, indépendamment des conjonctures économiques ou politiques. Deuxièmement, le type de solidarité en jeu dans la problématique rawlsienne - complémentarité des talents, solidarité intergénérationnelle -, n'est pas subordonnée à la seule coopération dans le travail sur une période donnée. On peut même avancer, dans cette optique, que les mieux intégrés, qui voient leurs talents reconnus par la société actuelle, tirent avantage d'une situation issue de la période précédente, celle de la société industrielle dans laquelle les travailleurs peu qualifiés avaient un rôle majeur. La théorie de la justice de Rawls fournit donc des justifications solides pour le maintien du caractère solidaire de l'Etat social, mais avec une redistribution prioritaire en faveur des plus mal lotis (des « exclus » et des précaires), qui permette une progression constante de leur situation socio-économique. En période de difficulté financière affectant le système de sécurité sociale maladie par exemple, cela implique une augmentation de la contribution financière des mieux lotis - mais aucunement une baisse des remboursements maladie, sous peine de voir ces derniers se détourner du système de base -, dans le cadre du maintien de l'interdépendance solidaire autour de la sécurité sociale.

    De même, les principes de justice de Rawls peuvent guider les opérateurs de l'insertion sur un site local dans leurs choix d'affectation des mesures aux chômeurs (formation, contrat d'insertion en entreprise, activité d'utilité collective, etc.), ou, plus rigoureusement, dans la distribution des parcours d'insertion (Chapitre 4). En nous limitant ici au cas simple de la répartition des mesures d'insertion par exemple, l'application du principe de juste égalité des chances nous incite à attribuer les mesures les plus efficaces - les contrats en entreprise en l'occurrence - aux chômeurs les moins qualifiés (conformément à une orientation contre-sélective des pratiques locales de l'insertion). L'application du principe de différence de Rawls fixe une limite à cette procédure d'affectation : elle ne doit pas conduire à une augmentation des situations d'exclusion sur un site, que ce soit en nombre d'« exclus » ou en durée moyenne de chômage. Concrètement, dans le chapitre 4 de cet ouvrage, nous avons utilisé les principes de Rawls comme outils d'analyse et d'évaluation de certaines opérations d'insertion réalisées en Ile de France, en fonction de critères de justice sociale. Ainsi peut-on repérer par exemple que dans une majorité d'opérations d'insertion, en contradiction avec le principe de différence de Rawls, c'est  l'efficace qui l'emporte sur le juste : les mesures d'insertion les plus performantes en termes d'intégration professionnelle sont en effet attribuées fréquemment aux chômeurs déjà qualifiés, au motif d'une plus grande efficacité de gestion de l'exclusion à courte échéance. Cette pratique sélective des politiques locales d'insertion, si elle se pérennise, ne répond donc pas premièrement, à une exigence de justice vis-à-vis des orientations de l'insertion ; si elle se généralise deuxièmement, elle participe en outre au durcissement du phénomène de l'exclusion, à la diminution continuelle des perspectives d'intégration professionnelle pour les plus mal lotis 3

 

  La troisième partie explore les implications pour la société française d'une autre conception de l'égalité proposée par Michaël Walzer, plus adaptée à la nature hétérogène des sociétés modernes, celle de l'égalité complexe. L'une des critiques principales adressées à la théorie de Rawls en effet, réside dans le caractère univoque, d'égalité simple, de sa conception : la promotion d'une justice du bien-être matériel y apparaît comme l'objectif principal de l'intervention de la puissance publique, comme condition nécessaire et suffisante pour la réalisation d'un projet de vie authentique. Michaël Walzer, en revanche, sans sous-estimer l'importance de la justice socio-économique, relève qu'il existe aux côtés de la richesse matérielle d'autres « biens sociaux » susceptibles d'être répartis et convoités par les individus : pouvoir politique, responsabilité professionnelle, identité culturelle, reconnaissance intellectuelle, honneurs publics, charges religieuses, etc. Dans cette optique, un système juste doit conforter l'existence et l'autonomie relative d'une pluralité de « sphères de justice », plus spécialement pour un nombre limité de biens dotés d'une grande valeur sociale dans une société donnée ; en évitant que l'un des biens répartis, l'argent par exemple, ne soit prédominant par rapport aux autres, et n'impose une uniformité dans la hiérarchie sociale. On voit que rien n'empêche de combiner cette conception pluraliste du monde social avec la problématique de Rawls, en accordant une priorité aux plus mal lotis dans chacune des sphères de justice ( sauf exception liée aux critères spécifiques de répartition d'un bien au sein d'une sphère, à l'exemple de la sphère religieuse).

   Si l'on se réfère à des pratiques sociales qui ont notablement concerné les personnes parmi les plus en difficulté d'intégration (économique, culturelle, sociale) en France ces dernières années, deux nouvelles sphères d'action sociale ont émergé, celle du Politique et celle de l'identité culturelle, qui relèvent d'une approche en termes d'égalité complexe. 

   Pour préciser la signification sociale d'une sphère de justice incluant les plus dominés dans le domaine du Politique en France, on peut préalablement faire appel aux clarifications théoriques de Hannah Arendt (Chapitre 5). Cet auteur en effet, adresse ses critiques aux modèles dit « représentatifs » des sociétés démocratiques modernes, où le pouvoir réel est confisqué par quelques-uns, réduisant la majorité à l'état de consommateurs passifs. Plus fondamentalement, ce modèle, à ses yeux, réduit la politique à un simple moyen nécessaire à la réalisation d'autres fins extérieures au champ politique (la liberté ou l'égalité, le bien-être matériel, etc.). A cette conception dominante du Politique à l'époque moderne, Arendt oppose la signification prônée par ses inventeurs grecs, d'une démocratie en acte, où la politique se présente comme une fin en soi pour l'ensemble des citoyens, et non comme une activité subordonnée à des finalités plus nobles. Michaël Walzer, pour sa part, note bien la particularité de la sphère politique : d'une part, sphère transversale à toutes les autres, et donc relevant du domaine des moyens pour la réalisation de la justice dans les autres sphères d'action ; d'autre part, bien social doté d'une valeur en soi, susceptible d'être désiré par chacun pour la satisfaction qu'il procure. A condition donc, de rétablir l'une des significations occultées de la politique, celle de la participation active des citoyens aux affaires publiques, le domaine du Politique relève effectivement des sphères principales de justice, et concerne tout un chacun.

     Dans cette optique, la pratique des comités de chômeurs dans les années 1990, notamment, a révélé que la sphère du Politique ainsi redéfinie pouvait concerner au premier chef les plus dominés. En particulier, l'exemple du mouvement social qui a culminé à l'hiver 1997/1998, contient toutes les caractéristiques d'une forme de démocratie politique en acte : caractère démocratique, pluraliste et public des actions collectives ; revendications adressées aux responsables gouvernementaux, dont la portée est globale, allant bien au delà des seuls intérêts d'un groupe particulier (garantie de revenu pour tous, actions sur la réduction et la réorganisation du travail, etc.) ; enfin, lutte des chômeurs à la fois pour la reconnaissance de leur valeur sociale, mais également, pour une reconnaissance par la lutte, et donc par l'action politique elle-même. Notons que, en tant qu'acteurs politiques, les organisations associant les chômeurs n'ont pas fait l'objet d'une véritable reconnaissance institutionnelle ; cela, en contradiction avec l'application du second principe de Rawls à la sphère politique, qui supposerait une priorité de l'intervention de l'Etat  - aux niveaux financier, institutionnel, de la reconnaissance symbolique, etc. - en faveur de l'aide à la constitution de mécanismes de représentation des plus démunis (les « exclus » de la société du travail étant d'ailleurs les plus défavorisés au double plan de la situation socio-économique et de la représentation institutionnelle).

    Dans une optique quelque peu différente, Jürgen Habermas, s'il acquiesce à l'idée arendtienne du primat d'une démocratie active et délibérative, refuse cependant de rejeter les logiques institutionnelles en dehors du champ du Politique. Prenant acte du rôle indispensable des institutions dans les sociétés complexes et pluralistes, le projet de Habermas s'inscrit dans une triple démarche : identifier d'abord un agir intersubjectif (l'agir communicationnel) tourné vers l'entente, comme structure de base de la vie en société, d'une part, et comme noyau d'un agir collectif et délibératif ancré dans le monde vécu, d'autre part ; favoriser ensuite des interactions entre cette rationalité communicationnelle et la rationalité systémique issue des actions institutionnelles (en favorisant des échanges entre société civile et institutions au sein d'un espace public politique, espace de confrontation intermédiaire entre la sphère privée et la sphère politico-administrative) ; conforter, enfin, l'agir communicationnel, de façon à irriguer les institutions par un flux permanent d'aspirations issues de la démocratie délibérative du monde vécu et de la société civile. C'est le mouvement ascendant de la rationalité communicationnelle vers la rationalité systémique, qui imprime selon Habermas une avancée durable vers un surcroît de démocratie réelle.

    A l'échelle des politiques locales d'insertion des chômeurs et des précaires, les organismes chargés de mettre en œuvre les programmes offrent, dans leur structure organisationnelle, des opportunités d'échange au sein de véritables espaces publics de débat, entre associations (représentatives d'une logique communicationnelle) et institutions (à logique systémique). Il y a là une autre modalité possible d'intervention des chômeurs dans la sphère politique, au sens défini par Habermas. Notons que cette opportunité d'intervention des chômeurs au sein des instances de décision d'insertion qui les concernent - action encore insuffisamment répandue, et qui relève également d'une priorité de soutien de la part de l'Etat -, procure le double avantage d'inscrire cet exercice politique dans la durée (incluant parfois même d'anciens chômeurs), d'une part, et de permettre aux chômeurs de contrôler au quotidien les effets de leur action, d'autre part. Elle ne vient pas en contradiction avec l'application des principes de justice de Rawls pour la distribution des parcours d'insertion,  en tant que référence (parmi d'autres éventuellement) pour éclairer les choix. Mais l'existence d'une pratique de démocratie délibérative associant les personnes concernées constitue, en outre, une garantie contre toute dérive à caractère technocratique.  

    La reconnaissance de l'autre sphère de justice, relative aux identités culturelles, est loin d'être acquise en France, surtout pour les catégories sociales issues des différentes vagues d'immigration. Les idées sur cette question évoluent cependant sous l'influence, d'une part, du débat d'idée engagé depuis une vingtaine d'année à l'échelle internationale, et, d'autre part, sous la pression constante des minorités culturelles en France pour la reconnaissance de leur identité collective.

     On peut dégager deux catégories d'apports sur les identités culturelles, générées par le débat international, majoritairement anglo-saxon qui met aux prises les courants de pensée dits libéraux et communautariens (Chapitre 6). Les penseurs communautariens (Charles Taylor, Michaël Sandel), premièrement, ont entrepris une réévaluation du rôle de l'appartenance culturelle vis-à-vis d'une perspective d'auto-accomplissement authentique, désaliéné, du sujet.

Ce qui implique à leurs yeux que le sujet soit d'abord à même de connaître sa propre identité (donc, que l'Etat s'attache à conforter les références collectives de l'appartenance) ; et, ensuite, que la société crée les conditions d'une reconnaissance de la valeur sociale des collectivités d'appartenance, une telle confirmation sociale s'avérant indispensable à l'auto-affirmation du sujet. Notons que cette possibilité d'assimilation des valeurs collectives d'appartenance est nécessaire, y compris pour s'en détacher éventuellement, partiellement ou totalement. Mais pour ces penseurs, la désaliénation du lien social (le refus d'une subordination passive à la culture nationale), pour les sujets se reconnaissant dans une minorité culturelle, est une condition nécessaire à leur engagement réel et pérenne dans la collectivité nationale.

  Deuxièmement, des auteurs comme John Rawls, Ronald Dworkin, et surtout Will Kymlicka, issus du courant de pensée libéral (plus précisément, « libéral-solidariste », partisans de l'intervention de l'Etat pour satisfaire aux finalités de justice), font de la reconnaissance des minorités culturelles une question de justice sociale. Kymlicka notamment, se fondant sur l'observation des sociétés modernes et démocratiques, observe que, dans la plupart des cas, les Etats ne pratiquent aucunement la neutralité ethno-culturelle qu'ils proclament dans les textes constitutionnels. Les minorités se voient intégrées de fait au modèle culturel dominant, organisé en culture sociétale qui s'impose à tous. Si l'on acquiesce par ailleurs à l'importance accordée par les penseurs communautariens à la reconnaissance des identités collectives dans la conduite d'une existence qui ait un sens, il y a là, selon Kymlicka, une injustice faite aux minorités culturelles et aux personnes qui y sont associées. Ajoutons, pour notre part, qu'il est tout à fait approprié d'appliquer ici les principes de Rawls, prônant une intervention de l'Etat - juridique, matérielle, symbolique, etc. - en faveur de la reconnaissance, de la défense et de la promotion des droits des individus et collectivités minoritaires.

     Compte-tenu de l'évolution de la société française vers une hétérogénéité culturelle, à l'image des autres nations développées, ce pays ne pouvait rester à l'écart d'un mouvement général d'idée pour la reconnaissance culturelle. Aussi, un certain nombre d'auteurs ont-ils proposé des évolutions au modèle franco-républicain, dans le sens soit d'une reconnaissance publique temporaire des minorités, soit d'une reconnaissance publique plus pérenne, mais pour les individus et non pour les collectivités culturelles en tant que telles.

    Les thèses de Dominique Schnapper sont représentatives d'une conception de l'intégration des immigrés en France qui, prenant en compte les questions d'identité culturelle, tentent de les concilier avec des principes franco-républicains assouplis dans leur application mais inchangés quant à leurs fondements (la non reconnaissance publique des identités collectives minoritaires notamment). Pour cet auteur en effet, l'absence de neutralité culturelle de l'Etat dans les processus d'intégration est un prix à payer pour que l'ensemble des citoyens puissent effectivement s'unir et participer à la société nationale.  Un tel argument, doté d'une certaine légitimité mais dans une logique purement instrumentale, fait peu de cas toutefois de la qualité du lien social ainsi imposé, dès lors que les personnes concernées prennent conscience de l'injustice qui leur est faite. Par ailleurs, les observations de terrain révèlent de fortes propensions au maintien des identités culturelles minoritaires, bien  au-delà de la période temporaire d'adaptation au pays d'accueil.

     Face à cette perspective limitée, de tolérance temporaire des identités collectives, d'autres réflexions s'engagent vers des transformations plus profondes de ce modèle d'intégration : dans le sens d'une extension au domaine ethno-culturel des préceptes de justice et d'égalité. Sylvie Mesure et Alain Renaut proposent ainsi une reconnaissance juridique et institutionnelle de la différence culturelle, mais strictement limitée à des individus et à l'exclusion de toute reconnaissance des entités collectives. Ces auteurs, en effet, s'ils trouvent justifiée la reconnaissance individualisée - anticipant ainsi sur l'inscription de la France dans une Europe qui reconnaît majoritairement de telles différences -, avancent que toute reconnaissance collective serait soumise à un double risque : celui, d'une part, d'une emprise du groupe sur l'individu, voire d'un enfermement des sujets dans leur communauté d'appartenance ; celui, d'autre part, d'une rigidification des identités collectives et d'une fragmentation du corps social. Or, si l'on agrée à la démonstration communautarienne qui subordonne l'existence des identités individuelles à celle des contextes sociaux d'appartenance, il en résulte que la reconnaissance individualisée des identités ne saurait se pérenniser en l'absence d'une reconnaissance des structures collectives qui les ont générées. Le risque « liberticide » d'assignation forcée de l'individu à son groupe d'appartenance peut être facilement circonscrit en affirmant juridiquement un primat absolu des droits individuels - notamment, les libertés individuelles, parties intégrantes des droits humains -, sur tout droit collectif.

     Quant au second risque, d'immobilisation des identités collectives et de fragmentation sociale, il peut être surmonté sans en rabattre sur un esprit de justice culturelle, en adoptant le modèle de la multi-appartenance proposé par M. Walzer. Il s'agit, dans la même veine que le modèle de l'égalité complexe, de démultiplier pour un individu les possibilités de circulation entre plusieurs appartenances culturelles. On tient compte ainsi de la complexification des processus d'identification individuelle dans les sociétés modernes. On réduit alors les risques d'enfermement identitaire des individus d'une part, et, d'autre part, le pluralisme des engagements identitaires favorise une forme plus juste de décloisonnement social -et de recomposition réfléchie du lin collectif -, que celui imposé par une subordination de tous à une culture dominante.

 

   L'observation fait apparaître de nombreuses actions qui articulent un engagement citoyen actif et une défense des identités culturelles. On peut d'ailleurs supposer avec Michaël Walzer, en extrapolant ces formes d'interaction, qu'elles préfigurent, au-delà des aspects purement revendicatifs, les conditions de base pour qu'une société s'engage résolument vers l'égalité socio-économique, la démocratie active et la reconnaissance des identités culturelles. « J'ai toujours pensé », déclare ainsi Michaël Walzer, « qu'un socialisme démocratique devrait permettre le développement d'une vie animée par des associations multiples » ; et il ajoute : « Mais il me semble que le test le plus décisif de tout socialisme, c'est sa capacité à faire de la société elle-même la création continue des hommes et des femmes ordinaires »

(« Eloge du pluralisme démocratique », in Pluralisme et démocratie, Esprit-Seuil,1997, p.210). Le pluralisme dans les biens sociaux soumis à des principes de justice, dans les formes d'initiative citoyenne, et dans les modes d'expression culturelle, constitue le contexte social le plus favorable à cette perspective d'un lien social nourri par la créativité des engagements actifs et multiples.

 



[1] Depuis cette période, la menace d'une rupture du lien solidaire entre tous les individus et d'une privatisation partielle des prestations de la sécurité sociale, est permanente. Elle réapparaît notamment à l'occasion du projet de réforme de 2004 de l'assurance maladie. 

[2] Les politiques d'insertion comprennent l'ensemble des interventions de la puissance publique - formation ou services aux personnes, interventions à caractère structurel comme l'incitation au recrutement ou à la réorganisation du travail en entreprise, etc. - destinées à favoriser l'intégration économique et sociale des chômeurs ou des travailleurs précaires.

[3] Dans le livre nous développons le cas plus complexe de la définition des processus réels d'insertion. Pour ce faire nous élaborons plusieurs modèles « idéal-typiques » d'insertion, en fonction du degré de proximité entre les sphères de l'insertion et de la production : un modèle de la séparation (faibles relations entre les sphères) ; un modèle de coordination (relations plus fortes mais superficielles) ; un modèle de coopération (relations fortes entre les deux sphères, mettant en jeu la formation des chômeurs et l'évolution organisationnelle de l'entreprise. L'orientation la plus juste en fonction des principes de justice de Rawls, est celle contre-sélective ,qui oriente les chômeurs les moins qualifiés vers les processus d'insertion les plus coopératifs.

 

 

LISTE RECAPITULATIVE DES TEXTES PROPOSES